Tranhumance – El arreo (épisode 3)

Il est presque 10 h lorsque nous entrons dans le canyon par le flanc gauche de la rivière Codihue. La vue est splendide et la tresse de falaises dissimulant l’horizon laisse présager une chevauchée épique.

 

 

Le sentier, couvert d’éboulis et de sable fin et volant, se transforme vite en tranchée après le passage des 900 bestiaux. De plus, une nouvelle difficulté vient s’ajouter au chemin déjà plus étroit : les virages à chaque changement de colline.
Le semblant de discipline qui régnait dans les rangs vole en éclat et les veaux déploient toute la rapidité et l’agilité de leur jeunes pattes à retrouver une mère perdue ou juste à tester les capacités de réaction de nos fiers gauchos, je ne saurais dire…

Ces derniers sont, malheureusement pour ces candidats à l’évasion, extrêmement vigilants. Ils lancent leurs chevaux au galop d’une pression des genoux et contournent les bambins apeurés pour les ramener vers le troupeau, quels que soient la pente, le pierrier ou le buisson vers lequel ils se dirigent. Et quand le cheval devient inefficace, c’est en courant qu’ils se lancent, comme des possédés, vers leur proie.

 

 

Une fois, deux fois, dix fois, cent fois, ils y retournent, ils se déplacent dans ces pentes comme s’ils couraient dans une prairie ; les meuglements, la poussière, les cris, la faim qui commence à tirer sur les cheveux de l’énervement, les claquements secs de l’arreador et du rebenque, le soleil proche du zénith pesant sur nos épaules déjà endolories par les lancers de pierres (quand tu n’as pas d’arreador, tu diriges les animaux en leur jetant des pierres…), cette chaleur qui grignote nos mains et nos avant bras, cette immensité, gorges après gorges, qui nous fait un instant incarner Sisyphe… À quoi bon ?
Besoin d’une récompense, d’un réconfort, d’une raison…
L’asado !
Le traditionnel asado !
Ce moment où l’on comprend, vers 14 h, que la pause est proche et que l’on va pouvoir relâcher la pression le temps du rituel.
Oswaldo sort la “carne” de son sac et empale le morceau tel une couturière sur un long pique métallique. Puis il la sale allègrement pendant que Felix et Mario s’affairent au feu et à la préparation du maté.

 

 

Une boite de conserve, habilement habillée d’un fil de fer servant d’anse, est déposée, pleine d’eau, tout près du feu. Le but est d’avoir une eau tout juste frémissante pour le maté. Ils sont pires qu’un anglais avec son thé, si l’eau bout, elle est jetée et ils recommencent le processus ; on ne blague pas avec le maté.

L’ombre se fait rare mais une petite cascade nous offre une fraicheur bien méritée. Une siesta, le temps que le feu rôtisse proprement le déjeuner, nous permet de faire redescendre la température.

 

La viande est prête. Chacun vient, tour à tour, découper une côte ou un bout croustillant pour rassasier sa faim et même le cours d’eau respecte le silence qui s’impose à ce moment sacré.
Quelques matés pour se redonner de la force et il faut remonter en selle. Il est 15h.

 

 

Tout mon corps me suggère de ne pas repartir, de rester là, à l’ombre d’un araucaria et de digérer tranquillement… Mais j’entends déjà les grondements sourds des sabots sur le sable et les pierres. Alors je prends ma jument par les rennes et mon courage à deux mains (ce qui fait de moi une sorte de Shiva argentin) et demande à mes fesses réticentes de tenir le coup encore un peu.
Alleeeez ! Rassemblement, encore une fois, du troupeau éparpillé et même si les « anciennes » vaches qui connaissent le chemin ont pris de l’avance, il en reste encore une bonne partie.
Les chiens aussi ont leur moment de gloire ; défiant les lourds taureaux, les vaches à cornes défendant leur progéniture et les accélérations aveugles des veaux terrifiés, ils volent obstinément au secours de leurs maitres débordés, se font piétiner, n’ont de cesse de remettre le troupeau dans le droit chemin, et, vu leur taille dans ce gigantesque bordel, je leur décerne la palme de la bravoure.

La chaleur est à son apogée, la poussière danse sous les ordres du vent et tous deux continuent de dessécher mes lèvres et de se coller sur ma chemise trempée ; mon front est cisaillé par le tissu rêche de ma casquette imbibée de sueur, mes tempes battent la chamade dans le brouhaha incessant des cris bovins, canins et humains. Les virages se succèdent, chaque colline passée nous informe sur le trajet et les embuscades éventuelles de la prochaine heure. Et les heures passent… Le dénivelé augmente doucement, les hommes commencent à se résigner sur certaines bêtes “trop” égarées. “Elles suivront plus tard”, nous dit-on.

 

 

C’est la fin de l’après midi, j’ose finalement demander une estimation de l’heure d’arrivée aux lagunes et, avec un rire compatissant, Félix m’annonce “un dia mas, amigo ! ” Petit moment de solitude. Je suis exténué, je m’énerve pour un rien, j’ai l’impression d’être inutile dans les moments critiques, la frustration due à l’incompréhension de la langue me rattrape, me pèse, à chaque passage de colline je redécouvre le troupeau complètement clairsemé, le sentiment d’absurdité grandit, j’ai la gorge sèche et serrée, les jambes tétanisées, je tape dans mes réserves pour ne pas descendre de cheval, m’asseoir par terre et attendre la fin de l’automne. Mais je me ravise en les voyant tous continuer sans relâche, courir, crier et galoper.

 

 

Elise montre une résistance et un acharnement que je ne lui connaissais pas (elle m’aurait donc menti en Mongolie ?!!?), présente à chaque tentative d’évasion, volontaire et insatiable, elle est le parfait exemple du dépassement de soi que je n’arrive pas à enclencher. Alors je serre les dents et je continue.
Il est 22 h et la nuit à déjà enveloppé une bonne partie du paysage, lorsque Raul nous fait signe que nous allons camper. Je descends de cheval, je suis à bout de force, je réponds à peine quand on me parle et de toute façon je n’ai plus de voix, je desselle la pauvre Illusion qui elle aussi semble me dire « Assez.. », et me dirige vers le feu que Raul à déjà allumé.

Le souvenir de la faim s’est envolé et c’est sans envie que je découpe une maigre côte sur le morceau de cochon rôti. Les voix autour de moi me paraissent lointaines tout comme les bruits du troupeau. Je me dis que, quand même, quatorze heures de cheval tout-terrain pour un néophyte comme moi ça fait beaucoup. Je me demande si je survivrai un autre jour. Pourtant j’ai des images incroyables plein la tête et je suis en même temps un peu fier de ne pas avoir abandonné même si j’ai été un boulet. Une expérience unique comme Georges me l’avais annoncé. Je n’avais pas saisi toute l’ampleur du mot.
La lumière du feu pèse sur mes yeux desséchés. J’utilise mes derniers grammes de volonté pour trouver un endroit où poser ma peau de mouton, me glisser dans mon duvet, regarder le ciel brillant de mille étoiles et plonger dans un sommeil sans fond…

3 thoughts on “Tranhumance – El arreo (épisode 3)

  1. Et bien moi, en toute subjectivité assumée, je suis très fier de toi.
    Ton récit apporte une nuance très réaliste à l’image glamour ou romantique que l’on peut avoir ici du métier de gaucho.

    Plein de bisous my poor lonesome cowboy.

  2. même si ce jour là, tu as été un peu trop dure avec toi.. ce souvenir te rendra dans le futur le sourire et l’émotion perdu ce jour là. et tu te sentiras aussi fièr de toi que ton père, ta soeur et moi le sommes aujourd’hui… Love.

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