Bolivia del sur

5 février 2018, de Villamontes à Tarija, Bolivia

Je me dirige ce matin vers “El Angosto”, la route 11 qui relie Villamontes à Tarija. 223 km à flanc de montagne. Précipice allant jusqu’à 200 m, sans barrière, sans asphalte, une seule file. Ça va être une belle journée. Je quitte donc le village tout excité à l’idée de découvrir cette nouvelle étape. J’ai entendu dire que les inondations estivales pouvaient être assez violentes. Il se peut que l’accès soit fermé à cause des glissements de terrain. Je vais être fixé rapidement car le poste d’entrée se situe à quelques kilomètres seulement de la sortie de la ville. J’arrive devant une barrière, ou plutôt une corde avec des fanions, tendue en travers de la route. Elle s’abaisse quand j’arrive à sa hauteur. La gardienne des lieux sort de sa cabane et me fait un signe de la main avec un radieux sourire. Le panneau est raccord, 223 km jusqu’à Tarija. En avant Guingamp ! 

 

 

Encore quelques kilomètres et le serpent d’asphalte mue en piste de terre. La double voie se transforme en simple. Je prends un peu d’altitude et découvre le fleuve Pilcomayo sur ma droite. Le ciel est bleu et dégagé aujourd’hui, j’ai de la chance. J’avance donc tranquillement sur mon balcon en profitant du paysage. Je m’élève régulièrement, jetant de fréquents coups d’œil au ravin de plus en plus profond sur mon flanc droit. Définitivement pas une route pour les gens sujets au vertige. Une centaine de mètres plus bas, le fleuve est d’une couleur vert pâle et son opacité interdit toute hypothèse sur sa profondeur. Le courant semble violent et les tourbillons qu’il crée aux abords des rives confirment sa puissance. Bref, faut pas tomber là. Les montagnes alentours sont recouvertes d’une végétation dense à travers laquelle la route se dessine comme tracée par une colonne de fourmis rouges affamées.

 

 

Je rencontre la faune locale qui semble un peu trop pressée de faire ma connaissance. Je la laisse dans mon rétro. 

 

 

Je m’arrête en bord de route dans un boui-boui pour me sustenter et reposer un peu mes fessiers. J’en profite aussi pour acheter un sac de feuilles de coca. Plus je vais prendre de l’altitude, plus je vais être exposé au « mal des montagnes ».

 

 

La route est de nouveau goudronnée. Pour ainsi dire toute neuve. C’est agréable. Au fur et à mesure que j’avance sur les hauts plateaux, je traverse des tas de tronçons en travaux à la suite de glissements de terrain fréquents en ces lieux. Il faut parfois attendre une bonne demi-heure que les énormes Caterpillar aient fini leur office pour pouvoir traverser la route. Et il arrive que l’attente se fasse à des endroits un peu perturbants… où je ne m’attarde pas.

 

 

 

 

 

Je passe mon dernier col en milieu d’après-midi pour découvrir Tarija qui s’étend dans la vallée. J’arrive dans une ville aux rues étroites et aux maisons basses. Je fais quelques tours avant de trouver mon hostel car toutes les rues sont en sens unique mais pas forcement alternées. 

 

 

À un feu, un homme d’un certain âge à l’allure sympathique, reconnait ma moto et me demande d’où je viens. Après que j’ai répondu à sa question, il me propose de parquer ma moto dans son garage, un peu plus haut dans la rue, s’il n’y a pas de place dans mon hostel. C’est bien gentil. Il se prénomme Pablo et m’invite à sonner au portail blanc quand je le désire. Merci Pablo. Quelle amabilité. J’en suis bouche bée. 

Je continue ma quête et trouve enfin l’hostel quelques centaines de mètres plus loin. Il n’y a effectivement pas de place pour la moto. Je décharge rapidement mes affaires et entreprends de trouver le portail blanc.

Après quelques zigzags, je trouve l’entrée. Je béquille ma moto et entre. Le couloir qui suit le portail débouche sur un escalier, un ascenseur et une porte grillagée qui donne sur deux habitations. Je frappe gentiment aux carreaux. Une dame âgée ouvre sa porte. Je lui demande si elle connait Pablo. Oui, c’est son mari. Je lui explique que je l’ai rencontré dans la rue et qu’il m’a proposé de garer ma moto chez eux. Elle fronce les sourcils, dubitative, et m’annonce, désolée, qu’ils n’ont pas de garage… Je lui demande si nous parlons bien du même Pablo en lui décrivant la personne que j’ai rencontrée. Oui, c’est le même. Ben alors Pablo, on rêve debout ? Le mystère Pablo restera entier car je n’ai jamais retrouvé sa trace.

Je vais sur la place centrale de la ville où je trouve un parking payant. 8 bolivianos (0,93€) pour la nuit ; Ça va. Je tourne un peu dans le centre pour trouver quelque chose à manger. Que de la restauration rapide et des magasins de téléphones. Je tombe finalement sur un restaurant qui sert des salades. Thaï-salade ce sera. C’est dur de manger correctement sur la route. Non seulement par flemme, car, après une journée de route dans les pattes, la dernière chose dont j’ai envie est de me mettre à cuisiner, mais aussi parce que les produits vendus sont souvent de mauvaise qualité à moins de se rendre chez les petits producteurs locaux pas toujours facilement accessibles. Je finis donc souvent par me rabattre sur la bière et les cacahuètes avec des petits pains, quelques tranches de jambon et du fromage en lamelles pour me rassasier. Cette salade thaï est donc une embellie. Retour à l’hostel, dans mon lit superposé, pour une nuit de repos bien méritée.

 

6 février 2018, Tarija, Bolivia

Aujourd’hui, je pars vers la Cuesta de Sama, petite route de montagne rocailleuse d’une quarantaine de kilomètres, par laquelle je vais rejoindre la frontière argentine plus au sud. Elle s’élève jusqu’à 3800 m. Je me dirige au nord de Tarija pour en trouver l’entrée. Au bout de 50 m la route perd son manteau de goudron pour laisser place à la terre. Beaucoup de cailloux, une montée bien raide, personne aux alentours, me voici dans mon élément.

 

 

La rapidité de l’ascension me comprime les tympans. Après une petite heure je vois la route s’enfoncer dans un amas de nuages bien denses. Je fais une petite pause pour profiter de la vue avant de naviguer à l’aveugle. La vallée est sublime, je devine Tarija en suivant le fleuve du regard. J’en profite pour me caler une bonne dose de feuilles de coca dans le coin de la joue et je commence à mâcher.

 

 

Je croise un petit cimetière avant de pénétrer dans le nuage. Petit rappel à la prudence… 

 

 

C’est parti. Le nuage est épais comme du coton et la route continue de s’élever. Je progresse doucement car le sol est parsemé de trous et de gros cailloux. Ajouté à cela, l’humidité ambiante accroche sur ma visière des micro-gouttes qui réduisent encore un peu ma visibilité déjà peu profonde. Dans ces conditions, le bord de route sans barrière et le ravin sans fond juste derrière prennent une autre dimension. Concentration maximum. Les virages en épingles se succèdent, la montée continue. Je rattrape un 4×4 qui à l’air de peiner. J’arrive à son niveau et demande au chauffeur, par sa fenêtre ouverte, si tout va bien. Oui, lui et sa femme admirent la vue… Je ne comprends pas vraiment l’idée étant donné qu’on ne voit rien à 10 mètres, mais j’acquiesce et je continue ma route.

 

 

 

Petite pause paysage sur le bord d’une épingle… La pancarte touristique expliquant la vue semble abandonnée et inutile au milieu de ce rideau blanc. Je repars. De petites vallées surgissent au milieu du ravin en dessous des nuages. Et, au milieu, j’aperçois quelques constructions humaines qui semblent être des murs et des cabanes en pierres éboulées.

 

 

Je m’interroge sur la manière dont les hommes ont pu édifier ce genre de structure dans un milieu aussi isolé et puis je pense au Machu Pichu. Les humains ont de la ressource. Il me semble être arrivé sur le haut plateau car la route est de moins en moins escarpée. La vue reste encore limitée par la couverture de nuages, même si je devine en contrebas la largeur et la puissance du massif. L’humidité fait ressortir les parfums des pâturages d’herbe grasse. La traversée des montagnes se poursuit avec quelques percées de soleil le long de la route. J’entame la redescente.

 

 

Je repasse sous les nuages et descends dans une vallée qui me parait toutefois encore assez élevée ; le temps que j’ai mis pour y arriver est ridicule par rapport à celui de la montée. Je demande au pompiste qui rempli mon réservoir à quelle altitude nous nous trouvons. 3200 mètres. Il m’informe aussi que la route remonte un peu plus au sud pour arriver sur un haut plateau qui me conduit à la frontière avec l’Argentine. Effectivement, peu après la sortie de la ville, je reprends légèrement de la hauteur pour arriver jusqu’à un gigantesque plateau bordé de montagnes.

 

 

Je n’arrive pas vraiment à évaluer l’altitude. Je dirais au dessus de 3000 mètres vu le peu de nervosité de ma monture, mais ça pourrait être plus. Je continue à monter en gardant le plateau sur ma gauche. Le paysage change complètement, me voici au milieu des montagnes pour une petite virée à travers leurs gorges. Toute cette immensité m’enveloppe et me submerge de gratitude et d’excitation. Beaucoup moins drôle semble-t-il pour les camions qui se croisent…

 

 

 

Après avoir savouré chaque seconde de ma descente, j’entre de nouveau dans un paysage désertique peuplé de nombreux cactus dont les silhouettes immobiles me regardent passer, indifférentes.

 

 

Cela fait maintenant plus de 1000 km que mon compteur de vitesse ne fonctionne plus. Je ne sais pas à combien je roule ni combien de kilomètres je parcours. J’estime, j’évalue, j’anticipe, c’est intéressant aussi.

La frontière Bolivie/Argentine. Nous sommes en fin d’après midi, la file d’attente devant la caravane-guichet est longue, lente, laborieuse. Beaucoup de boliviens sont là, attendant de pouvoir entrer en Argentine pour trouver du travail. Le ballet douanier me prend deux bonnes heures. Il fait quasiment nuit quand je passe la barrière et entre dans le village de La Quiaca. Je trouve un endroit où dormir juste avant que la pluie se mette à déferler dans les rues environnantes. Je prends quand même une petite saucée en allant chercher à manger. La ville est sombre et blafarde ; les flaques dans les allées reflètent les zébrures des éclairs ; à travers le rideau de pluie on ne devine que quelques lumières. Je me réfugie dans ma chambre, avale mon diner et file réchauffer les draps humides. Je m’endors sur les basses arythmiques des grondements du ciel. 

 

7 février 2018, Arrivée à Humahuaca, Argentina

Je me réveille aux premières lueurs. Sommeil saccadé et arrière-goût de rêves étranges. J’empaquète, ficèle, démarre et plonge dans la belle province de Jujuy. Je ne suis pas très bien ce matin. Le moral dans les chaussettes, un peu la gerbe et un poil de mélancolie. La route est mauvaise, le temps froid et humide, je m’arrête pour une pause-café.

 

 

Un cycliste s’est arrêté en face de moi sous un abribus. Après un hochement de tête, je décide d’aller lui parler. Il est français. Reconnaissable entre mille ce typique accent ! Il me raconte un peu son voyage. Il est parti il y a quelques mois du Pérou et descend tranquillement vers Ushuaïa. Il me raconte aussi ses galères, de douanes, de pneus crevés, de mauvais temps, le tout avec un sourire qui me met du baume au cœur. Je lui souhaite bonne route et repars le moral plus léger. Il en faut parfois peu pour changer son état d’esprit. Je traverse de grands plateaux sous des nuages lourds et bas.

 

 

Je me fais arrêter pour un contrôle douanier. La douanière qui me demande mes papiers est d’une beauté incroyable. Cheveux aussi noirs que ses yeux, athlétique, le sourcil épais et inquisiteur, des mains tannées fines et longues, la panoplie de douanière tout droit sortie d’un film de Denis Villeneuve… J’exécute machinalement ses ordres tout en la scrutant du coin de l’œil. Sa silhouette va et vient autour de la moto. Elle a fini, elle me souhaite bon courage dans mes aventures, je lui souris, hoche la tête et redémarre la perle au front. Le pouvoir de l’esthétique est vraiment déconcertant.

Le petit pueblo de Tres Cruces offre une vue spectaculaire sur une montagne dont les couleurs semblent avoir été peintes par des milliers d’années de travail des quatre éléments.

 

 

Je cherche la route pour le petit village d’Iruya dont la visite m’a été conseillée à plusieurs reprises par différents voyageurs. Il semble enclavé au milieu des montagnes et les indications que l’on me donne sont évasives. Je prends le pari d’un chemin qui s’ouvre sur le bord de la route.

 

 

Il a l’air de s’enfoncer dans les montagnes dans la direction approximative de ma destination. J’hésite quelques minutes car le temps se veut menaçant et puis je me lance ; on n’a qu’une vie, on va pas se laisser emmerder par la pluie…

Épingles, caillasses, sable, nids de poule, tout se présente plutôt bien ; après une vingtaine de minutes, je me retrouve dans le petit village d’Iturbe. La route est coupée par le fleuve.

 

 

Il a beaucoup plu et il faut attendre que le niveau d’eau baisse pour pouvoir passer, comme me l’explique un habitant du village. Il me dit que ça peut prendre entre 4 heures et 1 semaine. Je lui dis qu’il devrait bosser chez DHL. Tout dépend de la quantité de pluie qui arrive des montagnes.

À la vue des nuages qui planent au dessus de celles-ci, je demande s’il y a un autre chemin. Il me pointe du nez l’ancienne voie de chemin de fer et me dit qu’en la remontant, il y aura peut-être un passage plus clément. Voie de chemin de fer à moto… Je suis curieux. Je me lance dans la remontée très technique des rails. Ça serpente le long du fleuve, crevasse, boue, glissade, je me régale.

Enfin, après 45 minutes de rodéo, les rails disparaissent pour laisser place au fleuve. Haut. Très haut. Je descends de moto et vais sonder le courant pour évaluer la profondeur. Trop haut pour passer. Le courant m’emporterait. Demi-tour. Je retrouve mon point de passage à Iturbe. Quelques voitures sont présentes devant le gué apparemment toujours impraticable. L’un des conducteur, un local avec un bon 4×4, a l’air de savoir par où passer malgré le courant. Il se lance. Il est passé. Mais à moto cela me parait compromis.

Je reste là quelques heures à observer, discuter, faire des allers-retours jusqu’à la rive, avant de m’avouer vaincu par les éléments et de rebrousser chemin.

 

 

Je continue ma descente vers le sud. Mon compteur est arrêté à 49000 km. Je me dis qu’il faudrait que je regarde ce qui cloche avec mon vélocimètre. Je décide de me poser à Humahuaca une petite demi-heure plus tard.

Je trouve un hostel. Inti Sayana Hostel, tenu par Pipo, jeune homme à la chevelure noire et frisée aux airs de maffieux (ce qui se révèlera être un jugement totalement erroné). La chambre est un peu chère, mais il y a un abri pour la moto où je pourrai faire un peu de mécanique. Je pose mes sacs et me mets à dépiauter la roue pour comprendre ce qui ne va pas. Le problème vient d’une pièce en plastique que je ne trouverai pas ici. Tant pis, je roulerai à l’aveugle un moment. Ce faisant, je croise le regard d’une jeune femme qui me salue d’un grand sourire. Je la salue distraitement en retour, un peu absorbé par mon problème mécanique.

En fin d’après-midi, je me pose sur la grande table de la cuisine pour écrire un peu. La jeune femme au sourire bienveillant arrive à son tour et s’installe en face de moi. Nous avons le même ordinateur. Je remarque aussi qu’elle décharge une carte photo. Elle est photographe me dit-elle. Elle s’appelle Lucila. La discussion s’engage et elle me fait découvrir son travail. Je suis quelqu’un d’exigeant en photo. Les années passées à éplucher le moindre détail, la moindre lumière, le bon cadrage, la bonne profondeur, l’intention, etc., ont fait de moi un critique intransigeant et obsessionnel. Bref, je ne suis pas facilement séduit lorsque l’on me montre une photo.

Dès les premiers clichés je suis transporté dans un univers de douceur, de fragilité, de sensibilité, d’intelligence et d’harmonie. Je reste là, muet, à faire défiler ces images qui me touchent à chaque fois. Voilà longtemps que je n’avais pas ressenti cela devant des photos. J’essaye, avec mon espagnol maladroit, de lui décrire tout ce que cela m’évoque. Elle est touchée par ce que je lui dis. Elle me demande ce que je fais… Nous sommes au milieu de la nuit lorsque la discussion s’achève. Il est temps de dormir.

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